L’IA remplacera-t-elle les artistes ?

Femme en robe

Il y a quelques mois, on a vu débarquer sur internet plusieurs intelligences artificielles conçues pour créer des images à la demande. Midjourney, Dall-E, StableDiffusion, vous en avez peut-être entendu parler. Le principe est simple : vous décrivez un scène, un décor, un paysage ou des personnages à votre intelligence artificielle – ou IA pour les intimes – et en quelques secondes, l’IA vous crée cette image.(Voir notre guide pour utiliser facilement Midjourney).

Vous voulez un portrait de Napoléon avec des moustaches ? Vous l’aurez en une minute. Vous voulez un portrait de Napoléon avec des moustaches discutant avec Léonard de Vinci ? Vous l’aurez en une minute. Vous voulez un portrait de Napoléon avec des moustaches discutant avec Léonard de Vinci, au milieu du Sahara, le tout représenté dans un univers graphique de style Steampunk, mais avec un côté Salvador Dali, avec beaucoup de contraste mais peu de saturation, dans des tons violacés, le tout dans un format 16:9, avec un badge de la SPA en bas à droite de l’image ? Vous l’aurez en une minute.

Vous l’avez compris, les possibilités sont gigantesques puisque l’IA peut représenter n’importe quoi, et dans n’importe quel style.

Alors d’un coup, un vent d’inquiétude s’est répandu dans toutes les communautés artistiques d’internet : « Qu’allons devenir, nous les artistes, si des machines sont capables de créer de l’art mieux que nous, et plus vite que nous ? »

Et la question est bien légitime car l’immense majorité des artistes amateurs ET professionnels sont déjà dépassés par les capacités techniques de l’IA.

L’IA évolue à une vitesse impressionnante

personnage puissant

Les artistes ont tous été pris par surprise. Car il y a quelques années à peine, la génération d’images par des IA étaient très peu convaincantes. Les IA créaient avec grandes difficultés des images pleines de défauts, donc inexploitables, et en plus dans un champ très réduit. Vous aviez une IA capable de créer des paysages, mais des paysages peu réalistes à cause de bugs graphiques omniprésents. Vous aviez une IA capable de créer des images de chats, mais il ne fallait pas s’étonner de voir un chat à cinq pattes ou dont la tête fusionnait avec le coussin sur lequel elle était censée reposer.

Autrement dit, quand bien même ces IA étaient une prouesse pour l’époque, elles faisaient office de simple curiosité amusante, et on pensait qu’elles le resterait pour longtemps.

Mais ça, c’était sans compter sur l’évolution exponentielle de l’intelligence artificielle.

A la fin des années 2010, un site internet appelé Thispersondoesnotexist, en français « Cette personne n’existe pas », proposait de générer – donc d’inventer de A à Z – le visage d’une personne : un homme, une femme, un enfant,…. Bien entendu, l’IA qui créait ces visages avait du observer des milliers de visages humains pour comprendre comment ils sont faits : quelles sont les proportions d’un visage réaliste, comment se construit un nez, comment les paupières reposent sur les yeux ou comment la lumière se dépose sur un visage, sur la bouche, sur des rides,…

Mais une fois que l’IA a intégré tous ces paramètres, et à la manière d’un dessinateur qui aurait parfaitement retenu toutes les subtilités d’un visage humain, elle s’est trouvée capable de créer des visages ex-nihilo et non pas, comme on pourrait le croire de prime abord, en se contentant de juxtaposer des morceaux de différents visages déjà existants. À la fin des années 2010 toutefois, il y avait des défauts sur ces visages artificiels : des yeux non-symétriques, des dents fondues l’une dans l’autre, des rides trop marquées qui ressemblaient à des cicatrices, et on voyait tout de suite qu’on avait affaire à une image artificielle.

Quelques années plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, la même IA produit des visages sans défauts. Des visages parfaitement réalistes, dont on ne soupçonne finalement l’artificialité que parce qu’ils sont peut-être justement trop parfaits, et l’image trop propre, trop détaillée. Un défaut qui n’en est donc par réellement un et qui se corrige sans difficulté, pour aboutir à des visages artificiels mais pourtant impossibles à distinguer de visages réels. Fin 2019, on s’amusait de cette IA, fin 2022, on s’incline.

L’IA s’empare du monde de l’art et de la création

vieil homme à lunettes

Et pour nos IA créatrices d’oeuvres d’art, c’est le même phénomène. Je me suis focalisé sur l’IA Midjourney. C’était sans doute la plus artistique de toutes ces nouvelles IA à son lancement en Juin 2022, et c’est donc elle que de nombreux artistes ont pris en grippe.

À son lancement cependant, beaucoup en riaient. Notamment parce que L’IA ne parvenait pas à faire de beaux visages . Alors on s’en amusait, et on disait qu’il lui faudrait des années pour se perfectionner. Quelques semaines plus tard pourtant, quelques semaines seulement, des améliorations étaient apportées à Midjourney, et l’IA s’est améliorée sur tous les points où elle avait des lacunes. À nouveau on a arrêté de rire, et on s’est incliné, ou du moins, on a admis que les limitations techniques de l’IA étaient faites pour être dépassées. Dépassées à court terme même, au point qu’on ne soit plus en mesure, nous, simples artistes du dimanche que nous sommes, de savoir jusqu’où les IA iront dans la création artistique.

Alors, les artistes sont-ils en voie d’être remplacés par les machines ? Réponse : Ca dépend de ce que vous appelez artiste, et donc de ce que vous considérez comme de l’art.

À l’heure actuelle, il y a un métier qui est clairement menacé par les IA de créations d’image, c’est le métier de concept-artiste. Un concept-artiste, c’est un type qui travaille dans le cinéma, dans le jeux vidéo, dans la bande dessinée ou la publicité, bref, dans un domaine graphique, et dont le métier consiste à traduire sous forme d’images des idées abstraites qu’on va lui soumettre.

Un concept-artiste, on l’appelle un matin, on lui explique qu’on travaille sur un film de science-fiction et qu’on a besoin de visuels. On a besoin par exemple d’illustrations de Napoléon avec une moustache discutant avec Léonard de Vinci. On a besoin de propositions graphiques, pour nous faire une idée de ce à quoi ça ressemblerait : les costumes, les lumières, les couleurs,… Il faut aussi des propositions pour l’affiche du film. Film qui sera d’ailleurs adapté en jeux vidéo, et pour lequel il nous faudrait d’autres propositions : des propositions de décors, de paysages, de tenues vestimentaires pour le héros du jeu, et finalement, des propositions d’univers graphiques pour l’ensemble du projet. Est-ce qu’on va vers une film d’animation coloré, façon Le roi Lion ? En 3D, façon Toy Story ? Ou vers un film aux tons sombres, façon Matrix ? Des décors majestueux façon Le Seigneur des Anneaux ?

Tout ça, on va le proposer au concept-artiste, et lui aura à le matérialiser graphiquement, et donc à créer, par son imagination, la patte graphique de tout le projet.

Mais ça, si vous avez bien compris, c’est exactement ce que sait désormais faire une intelligence artificielle comme Midjourney. À quelques différences près toutefois, et pas des moindres, car là où le concept-artiste va prendre des semaines pour réfléchir, tester, composer, et finalement créer les images qu’on lui aura demandées, l’IA elle, ne prendra que quelques minutes. Le concept-artiste, fort de son savoir-faire, vous facturera plusieurs centaines d’euros la journée de travail. Midjourney, en revanche, propose un accès illimité à ses services de création d’images pour 30 dollars par mois. D’autres IA peuvent même fonctionner gratuitement. Enfin, le concept-artiste ne maîtrise pas tous les styles graphiques. L’IA, si.

L’industrie graphique envahie par l’IA

Poissons rouges

Alors si vous êtes demain, vous, à la tête d’un projet cinématographique, que faites-vous ? Vous embauchez une équipe de cinq concept-artistes qui vous coûteront 30 000 € par mois, ou un seul concept-artiste qui aura pour seule tâche de faire fonctionner l’IA pour vous, ce qui vous permettra d’avoir plus de créations graphiques, de meilleures qualités, quasi instantanément, des créations potentiellement plus fidèles à vos attentes, et le tout à bien meilleur prix ?

Vous choisissez l’IA, évidemment. Et à partir de là, vous participez inconsciemment à l’évolution technologique à l’issue de laquelle la création graphique artificielle se répand dans la société, notamment à mesure que les IA passent de la création d’images à la création de vidéos, ou d’objets artificiels en trois dimensions, c’est-à-dire à mesure que les IA sont capables de créer de toute pièce non plus des dessins ou des peintures, mais des films, des jeux vidéos, et demain, inévitablement, des environnements 3D de type métaverses, donc des mondes virtuels entiers.

En accomplissant seules et quasi instantanément ce que des centaines de programmeurs mettraient des mois ou des années à faire, les IA font alors chuter drastiquement toutes les contraintes techniques à la création artistique.

Alors L’IA a-t-elle remplacé les artistes et crée-t-elle vraiment de l’art ? La question ne se pose pas encore car pour le moment, le monde de la création est en pleine transformation. Ce monde-là peut advenir avant 2025.

En 2025, pourquoi un studio de cinéma prendrait-il des mois à tourner un film, à parcourir le monde à la recherche de décors naturels, à auditionner des vedettes, à réfléchir à des costumes et à des lieux, à penser des choix artistiques, à embaucher des équipes de tournages, à déplacer du matériel d’un pays à un autre, à prévoir finalement un budget de plusieurs dizaines de millions de dollars et une organisation titanesque, tout ça pour créer à la main ce qu’une IA seule pourrait fabriquer par elle-même en quelques instants et sans dépense autre que le coût énergétique nécessaire à son fonctionnement ?

Quel modèle triomphera selon vous ? Une production à l’ancienne, lente, complexe et extrêmement coûteuse, ou bien une production par l’IA, rapide, simple et peu chère ?

L’IA rendra la création graphique accessible à tous

homme en tenue tribale

Le modèle actuel, l’ancien modèle, n’a en fait aucune chance de perdurer. Car lorsque Netflix aura adopté l’intelligence artificielle au point de créer une nouvelle série par jour, elle forcera les anciens studios cinématographiques à l’égaler, et donc à s’armer d’intelligences artificielles à leur tour, ou bien à disparaître, dévorés par les lois du marché et de la concurrence. Car aussi vrai qu’un artisan aux méthodes traditionnelles ne peut rivaliser face à une usine mécanisée dont la production est à la fois massive, de qualité et peu coûteuse, un studio cinématographique traditionnel ne peut égaler une intelligence artificielle capable de créer un film, un jeu vidéo ou un monde virtuel instantanément et à partir de rien.

Mais il faut voir encore plus loin. Car la simplification technique offerte par l’IA permet en fait à n’importe qui en 2025 de produire un film. Et pour cause, tout ce qui était coûteux, tout ce qui était technique, est désormais géré par l’IA. En Juillet 2022, quelques semaines seulement après le lancement de Midjourney, des gens comme vous et moi, sans expérience du dessin, se sont improvisés créateurs de bandes dessinées. Car créer une bande dessinée quand on ne sait pas dessiner, c’est difficile, mais si l’intelligence artificielle dessine à votre place, le problème est réglé. Et désormais pour créer, il ne suffit plus que d’avoir une idée, un concept. Les compétences techniques ne sont plus nécessaires, l’IA s’en charge.

Alors en 2022, on crée sa propre bande dessinée en confiant le dessin à Midjourney. Et en 2025, on crée son propre film sans toucher la moindre caméra, sans bouger de chez soi. On utilise l’IA adaptée, et on dicte ses consignes : « Chère Intelligence Artificielle, crée-moi un film d’aventure mettant en scène Napoléon avec une moustache, Léonard de Vinci, un chien qui parle, le tout dans un décor semblable à la campagne de mon enfance. »

Et dès lors, chaque individu peut à lui seul concurrencer Netflix. Non seulement car n’importe lequel d’entre nous peut imaginer un scénario original, mais aussi et surtout car je suis moi, spectateur et réalisateur à la fois, le mieux placé pour savoir ce que j’aime. Pourquoi guetter jour après jour les productions de Netflix en attendant un scénario qui me convienne, quand je peux directement dicter mon scénario idéal à une IA ? Finalement, Netflix aussi est dépassé, et la production cinématographique centralisée est vouée à disparaître au profit d’une production individuelle, décentralisée, qui fait de chaque individu un studio de cinéma à lui tout seul.

Et à réfléchir à ce dernier point, on comprend en fait que le système actuel, celui d’un seul studio proposant un film à toute une population, ce modèle pourrait bientôt être considéré comme archaïque, face au modèle de 2025, le modèle du film à la demande, le modèle où chacun crée son propre film, et potentiellement pour lui tout seul.

Et peut-être que d’ici 2030, un pas supplémentaire aura été fait. Peut-être alors que l’intelligence artificielle, toujours plus intrusive, aura pénétré nos cerveaux et qu’alors, capable d’analyser nos émotions en temps réel, elle saura mieux que nous-mêmes ce que nous aimons. Nos couleurs favorites, nos musiques préférées, et même au-delà de ça, les émotions qui nous bouleversent le plus, les relations, les retournements de situations, les valeurs, les croyances qui ont le plus d’impact sur nous. Alors, sans qu’il ne nous soit plus nécessaire de donner la moindre consigne, que l’IA soit capable par elle-même de générer le film, le monde virtuel, le scénario le plus stimulant pour nous. Les technologies nécessaires à tout cela sont loin d’être fantaisistes. En réalité, la plupart existent déjà.

On comprend maintenant comment l’IA bouleverse la création artistique car là où, auparavant, la création artistique était dépendante d’un savoir technique et où, de fait, il n’y avait que peu d’artistes pour beaucoup de consommateurs, désormais, la création ne nécessite plus de savoir-faire, et chacun peut être à la fois consommateur et créateur, chacun peut être son propre créateur et fournisseur de contenu artistique.

L’IA crée-t-elle vraiment ou imite-t-elle ?

décor fantasy

Alors finalement, la question initiale s’en trouve changée. On se demandait si l’IA allait remplacer les artistes, mais ne faut-il pas se demander au contraire si l’IA n’est pas en train de faire de chacun d’entre nous des artistes, en nous épargnant la nécessité d’un savoir technique, et donc en libérant entièrement notre potentiel créatif ?

Pour y voir plus clair, il faut en fait justement faire cette distinction entre l’artiste en tant que créateur, et l’artiste en tant qu’ouvrier.

En tant qu’ouvrier, oui, l’artiste est aujourd’hui clairement remplacé, et demain bien plus encore. En tant que créateur, rien n’est moins sûr.

Car quelles dispositions l’IA possède-t-elle à la création ? À l’heure actuelle, probablement aucune. Car lorsque je demande à Midjourney de me créer une image, quelle portion de cette image vient de Midjourney ? L’idée générale de l’image, Napoléon et Léonard de Vinci, c’était mon idée. Je peux lui demander tel ou tel détail supplémentaire, comme des tenues vestimentaires, un style, des couleurs, mais si je ne précise rien de tout cela, l’IA fera ces choix à ma place. Or, si elle décide de mettre les deux personnages dans une pièce aux murs bleus, ce n’est pas de sa propre initiative, mais parce qu’en analysant toutes sortes d’images produites par des humains, elle en aura déduit que le bleu convient mieux. Si l’on avait donné à Midjourney pour seule base de données des images excentriques aux couleurs criardes, elles les aurait reproduites dans mon image sans se demander si cela est esthétique.

En somme, l’IA obéit à des consignes humaines, et lorsqu’elle prend des initiatives, elle le fait sur la base de données d’origine humaine également. Ainsi donc, elle ne crée rien par elle-même, mais ne fait que reprendre des créations humaines. Elle les manipule aléatoirement, les mélange, les sépare ou les recombine, mais jamais il n’apparaît dans sa création un élément qui aurait été inventé par elle, sans influence humaine.

Même si vous demandiez à Midjourney d’inventer un animal imaginaire, elle s’empresserait, ou bien de créer un animal fantaisiste en juxtaposant des morceaux d’animaux réels, un lion à tête de girafe par exemple, ou bien de chercher ce que nous, humains, créons comme animaux imaginaires, pour ensuite recopier nos codes de créations et créer son propre animal imaginaire, sur la base de nos idées. Une fois de plus, aucun nouveau concept n’émanerait de sa création.

Que créerait enfin Midjourney si on ne lui donnait aucune image comme base de donnée ? Comprendrait-elle seulement le concept d’image ? Thispersondoesnotexist aurait-il pu créer un seul visage, même raté, sans qu’un humain ne lui explique à l’avance vers quel résultat il devait tendre ?

Ou bien que pourrait-on attendre de Midjourney si désormais, on ne lui donnait plus pour base de données que ses propres réalisations à elle. Si l’on sélectionnait 10 images créées par Midjourney, et qu’on ne lui laissait que cela pour base de données et donc pour inspiration de ses futures créations ? Midjourney pourrait-elle créer, et inventer quelque chose qui ne soit pas déjà contenu dans ces images ?

Rien n’est moins sûr et de toute évidence, ne possédant en elle-même aucun concept artistique ou esthétique en dehors de ces 10 images, elle ne pourrait jamais inventer, mais seulement reproduire. Elle pourrait en fait fabriquer une infinité d’images en recombinant sans cesse un aspect d’une image avec ceux d’une autre, mais inventer un nouveau concept, rien ne semble le permettre. Ces dix images serait finalement comme les dix poteaux d’une clôture, liés par des fils barbelés et formant un enclos, un enclos au sein duquel l’IA pourrait se déplacer à sa guise, mais dont elle ne pourrait jamais sortir.

Or, c’est justement cette capacité à sortir du préconçu que l’on nomme création. La capacité à proposer ce qui n’a jamais été proposé auparavant et donc ce qui est bâti sur des bases nouvelles.

Créer, c’est proposer ce qui n’a jamais été proposé avant.

decor urbain

Dans le domaine de la création artistique, créer reviendrait par exemple à inventer une nouvelle manière d’exprimer la beauté.

Le classicisme, l’impressionnisme, le cubisme, le fauvisme ou l’Art Nouveau furent autant d’inventions de la beauté au sens propre du terme, c’est-à-dire non pas simplement l’invention d’une nouvelle chose belle, mais à proprement parler, l’invention d’une nouvelle manière de créer du beau, ou pour le dire autrement, la découverte d’une nouvelle expression par laquelle la beauté se manifeste, et dont les codes de beauté n’avaient jamais été observés avant. Le même raisonnement s’applique à la musique, comme à d’autres disciplines artistiques.

Si l’on créait une sorte de Midjourney musical, qui au lieu de créer des images créait de la musique, et qu’enfin on lui donnait pour base de données l’ensemble du répertoire classique, alors peut-être, en comprenant les codes de la musique classique, notre IA pourrait créer une infinité de morceaux classiques, mais pourrait-elle pour autant inventer le Jazz, le rock ou la musique techno ? Sans doute non, car d’où lui viendrait les connaissances pour cela ? L’idée que telle sonorité nouvelle, telle changement de tempo est agréable à l’oreille humaine ? L’IA ne saura rien de tout ça, justement car elle n’a pas d’oreille humaine.

Encore qu’à y réfléchir, en réalité, une telle invention de la part de l’IA n’est pas impossible. Car une IA, si on lui en laisse le temps, pourrait parfaitement créer tous les morceaux de musique possibles, toutes les associations de notes, d’instruments, de tempos, bref, une infinité de compositions dont l’immense majorité seraient cacophoniques, mais parmi lesquels, par pur hasard statistique, on retrouverait forcément des airs musicaux cohérents, et même des airs déjà existants. Si l’IA recrée toute la musique, elle recrée de fait la Marseillaise, la discographie complète des Beatles ou le nouvel album de Jacques Brel.

En théorie donc, l’intelligence artificielle peut créer de la beauté, qu’elle soit graphique, musicale ou autre, mais uniquement à la faveur du hasard, et surtout, sans capacité à s’en rendre compte. Car, c’est un point capital, quand bien même une IA, en réglant ses paramètres de façon purement aléatoire, créait, sans le vouloir donc, une œuvre réellement nouvelle, non seulement belle, mais en plus d’un nouveau style entièrement novateur, révolutionnaire même, comment pourrait-elle s’en apercevoir ?

Pour s’en rendre compte, il lui faudrait être capable d’analyser la beauté de ce qu’elle a crée. Or, les IA actuelles, si elles sont capables d’analyser leur production en comparaison de la nôtre, ne sont absolument pas capables d’analyser la valeur intrinsèque d’une œuvre sans un référentiel humain, donc sans l’influence des humains.

Pour en être capable, il faudrait qu’une IA possède une conscience, une conscience capable de ressentir des émotions, et ainsi, à l’écoute de son propre morceau, elle pourrait s’émouvoir de sa beauté, puis nous prévenir, nous les humains, qu’elle a créé une œuvre artistiquement belle et novatrice. Mais nos IA actuelles n’ont pas de conscience, au sens où nous l’entendons communément, et n’ont pas d’aptitude à s’émouvoir ou à ressentir des émotions. Selon de nombreux chercheurs, il s’agit même là d’un obstacle infranchissable, qui rendrait alors impossible l’émergence d’une conscience artificielle.

Le mur infranchissable de l’IA consciente

femme en rouge

Alors il s’agit là bien sûr de questions épineuses, car pour savoir si une IA aura un jour une conscience, il faudrait déjà donner une définition claire de la conscience, ou encore comprendre notre propre conscience humaine, dont les origines et la nature nous demeurent un mystère.

Quoi qu’il en soit, pour le moment, il nous apparaît assez nettement que les IA n’ont pas la capacité de s’émouvoir et, en ce qui concerne les IA de création artistique, c’est même une certitude. Dès lors, nous pouvons affirmer encore pour un temps que les IA, puisqu’elles ne ressentent pas d’émotions, ne peuvent savoir ce qui est beau et ce qui ne l’est pas ; elles ne comprennent donc pas non plus ce qui est triste, impressionnant, agréable. En somme, l’éventail des émotions humaines leur échappe, justement parce qu’elles ne possèdent pas de conscience et donc pas de capacité à ressentir ces émotions et à les comprendre.

Ainsi donc, et tant qu’elles n’auront pas de conscience propre, les IA ne pourront créer des œuvres d’art, c’est-à-dire des représentations véhiculant des émotions, qu’à la condition de respecter des consignes humaines, ou d’imiter des réalisations humaines. Cela signifie qu’elle ne sauront pas distinguer à notre place le beau du laid, ou l’agréable du désagréable et qu’a fortiori, elle ne sauront pas créer consciemment de nouvelles expériences émotionnelles.

Alors pour répondre enfin à la question «  les IA remplaceront-elle les artistes ? », elles les remplaceront dans tous les aspect techniques de leur travail, mais sans doute, et aussi longtemps qu’elle ne posséderont pas de conscience capable de ressentir des émotions, elle seront incapables de créer de l’art, c’est-à-dire d’inventer par elle-même de nouvelles expressions de la beauté ou de toute autre émotion, puisque l’émotion n’est pas un langage chiffrable, et n’est donc pas compréhensible par la machine. Au mieux, les IA reproduiront les codes artistiques humains déjà inventés et pourront alors, à la faveur du hasard, créer du beau, mais il faudra encore pour cela que ce beau soit reconnu et approuvé par l’homme, selon ses propres critères.

C’est un constat important, car dans un futur qu’on nous annonce plein d’intelligences artificielles, de mondes virtuels et de créativité, supposer qu’une IA, si intelligente soit-elle, ne soit pas en capacité de créer par elle-même de contenu artistique, ludique ou intellectuel nouveau suppose que cette omniprésence de l’intelligence artificielle sera toujours bornée aux limites de l’intelligence et de la créativité humaine, et qu’en cela, l’IA ne sera jamais autre chose qu’une ouvrière chargée de travailler et d’exécuter les ordres humains, du moins dans le domaine de l’art et de la création artistique.

Cela signifie aussi par extension que l’IA ne creusera jamais en dehors d’un périmètre défini par l’homme, et qu’elle n’apportera jamais de solution que l’homme n’aurait pu concevoir lui-même. Elle aura en revanche le mérite, et c’est déjà beaucoup, de pouvoir imiter l’homme, de faire ce qu’il fait, mais infiniment plus vite. Elle réfléchira plus vite, calculera plus vite, créera plus vite, mais toujours dans une direction définie par l’homme. En somme, l’IA pourrait nous apprendre nos propres limites avant que nous ne les atteignions nous-mêmes. Et facilitant ainsi nos propres processus créatifs humains, elle provoquerait la multiplication des courants artistiques. Elle pourrait aussi les rendre éphémères.

Vers une indigestion de créativité ?

magasin

Il faut imaginer que demain, l’IA saura décliner en une infinité d’oeuvres les critères de beauté que nous aurons nous-même définis. A supposer que le cubisme revienne à la mode, on peut imaginer l’IA nous fabriquer en quelques minutes des millions, des milliards de tableaux cubistes. Mais nous nous en seront lassés bien avant d’en avoir fait le tour. Que nous servira alors l’IA pour innover ? Qu’inventera-t-elle ? Si elle reste dénuée de conscience et d’émotion, sans doute elle n’inventera rien et ne saura que nous resservir de l’ancien. Lorsque donc nous serons lassés de tout, il nous faudra attendre qu’un esprit humain invente autre chose, même par hasard, pour découvrir une nouvelle dimension artistique, qu’alors seulement l’IA sera en mesure de copier et de décliner en un nouveau milliard d’oeuvres.

À mesure que l’IA produira tout ce qu’il y a a produire dans l’imagination humaine, et qu’on se lassera de tout, les artistes, les vrais, ceux qui ne font pas que recopier des codes anciens mais qui en inventent de nouveau, et qui sont donc les seuls à pouvoir prétendre au titre de créateurs, ces vrais artistes seront peut-être plus nécessaires que jamais dans une société gavée d’images, de films et de jeux vidéo mille fois reproduits à l’identique par l’IA. Pour reprendre notre exemple précédent avec la musique, l’IA peut créer tous les morceaux possibles de musiques classiques, mais elle n’inventera jamais le jazz par elle-même.

Deux idées nous viennent encore, pour conclure cette réflexion :

L’idée qu’à l’avenir, cette saturation de l’IA dans des périmètres déjà définis par l’homme – et en réponse à cela cette nécessité d’un apport créatif humain nouveau – pourrait se manifester dans tous les domaines intellectuels : l’art, la philosophie, ou la politique. Et si, comme on le dit parfois, la rivière ne coule jamais plus haut que sa source, alors l’IA, créé par l’humain, ne le surpassera jamais intellectuellement.

Alors de la même manière qu’à Athènes, les esclaves, en s’occupant des tâches courantes, laissaient aux citoyens le loisir de philosopher, de créer de l’art, mais aussi de ne rien faire, l’avènement de l’IA en assumant tout l’aspect technique de la création, nous laissera le loisir, ou bien de nous consacrer à la pure créativité en imaginant de nouveaux concepts en permanence, ou bien de nous laisser absorber dans la pure consommation d’oeuvres produites par des IA.

L’idée enfin que l’homme arrive à court d’idées un jour. Que chaque idée nouvelle soit immédiatement déclinée en milliards d’oeuvres par l’IA, et que l’homme ne sache plus se renouveler, ayant exploré tous les domaines de la création que son cerveau humain pouvait atteindre. L’idée donc d’une fin de l’art, l’idée d’un jour où tout aura déjà été imaginé, et où l’homme n’aura désormais plus d’idées nouvelles, un jour où il devra se contenter des idées déjà existantes, un jour où l’homme n’aura plus d’imagination et donc plus rien de ce qui le rendait supérieur à l’intelligence artificielle.

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